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Notes d’art Roger Descombes

Article par Pierre Thée suivant l’exposition au Cabinet des estampes à Genève du 24 septembre 1955 au 4 janvier 1956.


Un artiste de cette envergure, de cette plénitude, capable d’une telle « prise » avec les visions les plus fugitives ou les plus harcelantes de son rêve continu, un tel alchimiste de l’image mérite qu’on s’y attache avec un mélange de gratitude et de crainte. En effet, les dessins et les pointes sèches exposés au Cabinet des estampes, outre leurs qualités techniques très poussées, nous surprennent par leur charge cosmique et les perspectives spirituelles, assez effrayantes en dernière analyse, que nous y découvrons. Mais à côté de cet aspect inquiétant – sans rapport avec le « fantastique » des gravures destinées à faire peur, c’est-à-dire à jouer sur les nerfs du visiteur en suscitant chez lui de trop épidermiques impulsions – l’art de Roger Descombes présente de larges compensations sur le plan psychique, nourri qu’il est par l’accumulation prodigieuse de données intuitives dont l’ordonnance, par le truchement d’un « métier » à la fois précis et docile, produit à l’intérieur de nous-mêmes un choc bénéfique.

La sorcellerie, aujourd’hui, n’est plus à craindre, puisqu’on en rit. N’empêche que le génie, de tout temps, est un peu sorcier quand il se manifeste. Et alors, nous sommes devant un problème: ou bien nous avons affaire à un personnage solaire et protéique dans un style de Picasso graveur, et nous sommes déconcertés par l’infinie variété des formulations, ou bien nous nous trouvons confrontés aux énigmes ésotériques invoquées dans l’œuvres de Dürer par exemple (je pense notamment à Melancholia…), et la signification profonde des symboles mis en œuvre nous échappe, non sans toutefois exercer sur nous un attrait dont il est permis de se méfier vaguement. De toute manière, que se soit par la possession « extensive », dans l’étendue et par le mouvement, du monde qui nous environne, ou par une concentration « intensive » sur les signes et les significations de ce monde, l’artiste qui sait « voir » (le voyant selon Rimbaud) nous invite à prendre conscience, au terme d’un savant échauffement de l’esprit provoqué par connivence, de réalités supérieures, ou « surréalités ».

Et nous touchons précisément ici à l’un des fondements de l’art du graveur genevois : sa lucidité (peut-être son extra lucidité !) qui nous met en communication avec un monde que nous n’arrivons à percevoir qu’en rêve, celui d’un subconscient sous la dictée pressante duquel l’artiste organise ses sortilèges… L’homme est inscrit, chez Descombes, dans une géométrie nécessaire, le temps humain est rendu sensible par une étrange répétition de figures identiques sur la même page blanche. Le fleuve est un long déroulement de chevelures, la grossesse d’une femme atteint à la grandeur d’un événement cosmique, l’acrobate brave toute pesanteur l’ « armée » est une profonde perspective où la rangée des hommes, à peine esquissée, fait face à la rangée des femmes, têtes détournées. Pourquoi ? Pourquoi! Le symbolisme est évident, mais il défie toute interprétation. D’ailleurs toute explication est trahison, dans le domaine de la création onirique, et il convient d’abandonner, le temps d’une ses plongées dans l’irrationnel, nos petites habitudes cartésiennes…

Pierre Thée
Tribune de Genève, 18 octobre 1955

Pierre Thée