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Roger Descombes: Érotisme et regard

Un article par Sylvio Acatos en « Construire » no 39 du 25 septembre 1974


 

Regards... dirigés.

Un homme et une femme, à moitie dévêtus, sont dos à dos.

Les moines fixent un corps nu de femme. Un homme et une femme, à moitie dévêtus, sont dos à dos ; séparés par la direction de leur regard. Les seules possibilités de plaisir naissent à la vue de cette inconnue qui ne se sait pas observée. L'homme épie par le trou de la serrure.

Cette longue chevelure - parallèles lignes courbes gravées, entrelacs, boucles - est caresse sur le ventre masculin nu. Déjà l'homme regarde ailleurs. Prisonnier d'un autre spectacle.

Chambres closes et regards : le plaisir est dans le détour.

Voyeurs.

Il y a ces visages enfermés dans une ellipse. Il y a ces ventres faits d'une ellipse. Il y a ces hommes qui tiennent dans leurs mains une ellipse.

Régulière courbe fermée.

Je regarde une main gravée, détaillée, aux gros doigts courts et boudinés. Elle se prolonge…cinq ellipses sécantes. J'aperçois d'autres figures géométriques, cercles, rectangles, carrés, triangles, arcs de cercle, droites parallèles. L'esprit élabore les abstractions. La main caresse, saisit. Nous faut-il posséder, ou comprendre?

En nous, à tout instant, surgissent les désirs troubles. Et tracer une ellipse par exemple, c'est peut-être freiner le désordre. Car l'ellipse, comme le cercle, est un lieu géométrique défini de manière rigoureuse.

Innombrables ellipses ; et il y a aussi toutes ces formes ovoïdes, volumes parcourus d'un complexe réseau de lignes, parfois à peine suggéré. L'œuf, ellipse déformé, est le symbole de la naissance.

Naissance des désirs.

Par le trou de la serrure, l'homme épie.

Ellipses, cercles, triangles…c'est la simplicité des figures géométriques, nettes images.

Voici, gravée, comme une antinomie.

Le goût de la clarté nous passionne.

D'étranges désirs nous portent. L'enchevêtrement et les méandres sont à eux ce que l'angle droit ou la parfaite courbe fermée est à la raison.

L'homme a compartimenté l'espace.

A la plaine il a substitué les murs.

C'est l'infinité des chambres.

Et ce qui peut se passer dans la nôtre est sans doute bien moins fascinant que ce qui pourrait se passer dans la chambre contiguë.

Roger Descombes aime compartimenter ses gravures. Apparaissent des fragments de corps. Le côté d'un rectangle coupe le visage, en élimine une partie. Dans tel rectangle s'aperçoit une tête féminine, dans tel autre seulement les jambes d'un couple. L'univers est cloisonné. Nous longeons des couloirs ; au coin du mur, nous avançons légèrement la tête.

Les parois nous séparent des autres. Mais la paroi, si elle limite notre vue, augure d'un plaisir plus vif car lié à une découverte progressive : l'intimité n'est jamais aussi bien violée que lorsqu'elle se révèle à l'étranger, à distance, avec lenteur.

Les parois nous enferment. Nous ne désirons pas franchir ces limites voulues par nous. Nous ne recherchons pas la totalité d'une vision. La vue partielle libère l'imagination. Creux ombrés. La femme se tourne. La lumière apporte le relief. Courbe précise, mais plus haut, là où notre regard ne porte plus, courbe que nous continuons selon notre volonté. L'inconnue est d'autant plus désirable qu'elle est plus inaccessible.

Cloisonner le monde c'est multiplier les coups d'œil.

Je regarde cet homme assis dans un rectangle. Ou cette femme. Isolés. Pour celui qui épie, la parole est vaine.

Etre voyeur c'est être, avant tout, seul.

J'aime ce contraste : d'une part la ligne d'une ellipse ou les droites d'un rectangle, d'autre part la richesse des détails.

Voici, multiples lignes courbes, l'écorce des arbres, la somptuosité végétale, la texture des murs. Voici les corps humains, avec le dessin des muscles, les tissus organiques, le lacis des veinules et les artérioles, les lobes et les circonvolutions du cerveau. Mains et chevelures minutieusement détaillées. Et les astres sont des surfaces veloutées.

Dans cette abondance de lignes, je vois moins la recherche de la précision anatomique, d'une exacte représentation de la réalité, que le symbole de la complexité de nos désirs, l'entrelacs de nos explorations érotiques.

Three monks fix the body of a naked woman in their gaze.

Trois moines fixent un corps nu de femme. Les vêtements, les visages (traits accusés, pommettes saillantes, narines ouvertes, bouche dure, oreilles pointues), les mains, les jambes sont une somme de détails. Le corps féminin, forme repliée, est crée d'une seule courbe.

Souvent, la femme est une blanche surface où nul détail n'arrête. Espace limpide.

Une seule ligne courbe définit la femme comme elle définit l'ellipse.

Il y a cette quête de la pureté, poursuivie à travers l'érotisme.

Cloisonner, c'est permettre la répétition d'une situation, d'un acte.

Fréquemment, l'image apparaît beaucoup plus petite, gravée une deuxième fois, parfois même une troisième et une quatrième fois, a l'arrière-plan.

Trois hommes debout, nus, dans la même position, en partie cachés par une verticale. Ou est-ce le même homme ? Est-ce la réalité reflétée dans une succession de miroirs ? Ou un seul miroir qui capte les multiples situations semblables ?

En nous, l'instinct commande les mêmes gestes.

Je me dis : l'homme a ses curiosités malsaines. La femme est plus une proie visuelle qu'un but de possession. Je me dis : il y a peut-être autant de secrets dans les spectacles érotiques que dans l'acte d'amour. Je me dis : nous sommes tous voyeurs par nature plutôt que par goût.

Il est coutumier dans les arts plastiques de notre temps de faire subir à l'homme les mutations les plus étonnantes : c'est une manière de critiquer son action dans divers domaines. Nous connaissons les hommes-robots de Ricardo Pagni ou de Franz Anatol Wyss, les humanoïdes tortionnaires de Roberto Matta ou de Hans Giger, les créatures étranges de Roland Topor ou de Claude Serre.

Roger Descombes, lui aussi, défigure les corps, parfois seulement les visages. Je regarde ces amas de chair, ces bulbes, ces assemblages de volumes ovoïdes…et ces membres trapus, ces jambes agrippées au sol, ces bras musclés prêts à enserrer, ces visages gonflés de désirs, collés à une ouverture. Les moines relèvent leur froc de bure.

Roger Descombes grave non les hommes, mais les errements de l'instinct sexuel.

Formes humanoïdes et lignes des rectangles et les ellipses. Descombes trace d'exactes figures géométriques, organise rigoureusement la surface, ordonne. Ce sont des lignes directrices. Elles stabilisent les formes, paralysent les gestes. L'horizon - ligne lointaine - est nu, il détermine ce que sera le décor : nudité. Celle de falaises, de quelques collines. Parfois surgissent, au premier plan, de massives architectures. Le réseau de verticales et horizontales assigne à chaque forme, à chaque fragment de forme, sa place précise dans l'univers.

Gravures…Présence de l'immobile.

Immobile, l'homme regarde par le trou de la serrure. Immobile, la femme attend. Gravés de profil, figés dans une attitude hiératique, les hommes présentent des ellipses.

Personnages pétrifiés. Condamnés à jamais au même geste, prisonniers à jamais d'un même spectacle. Le rideau s'est écarté, la porte s'est entrouverte, et à l'instant où l'on dirige le regard, où l'on franchit le seuil, voici que toute vie a cessé.

Espaces peut-être interdits. L'érotisme c'est peut-être la mort, car l'instinct triomphe de la conscience.

Mais qui sommes-nous au juste ?

Voir ? Agir ? Inventer le langage de l'ordinateur ?

« La Solitude » (1974) : L'humanoïde se détache sur un fond de planète morte. Mais le ciel, surface nuées, est frémissement, ondoiement.

Ici, j'aperçois comme des flammes qui entourent une bizarre forme humaine, là des demi ellipses sont modelées par d'irrégulière courbes minuscules, des taches et des traînées ajourées.

Instincts... Il y a aussi la beauté du monde, les sinuosités du végétal, les reflets des océans, la lumière et l'ombre des astres. Et parfois, des nuages, sort une femme nue…gravée, elle naît de cercles richement ornés. C'est la magnificence d'un désir.

La vie de nouveau, lentement, s'affirme.

Entre le raisonnement et la tentation, que choisir ?... sinon l'éphémère... afin de pouvoir s'accorder à la durable métamorphose des choses.

Sylvio Acatos